“L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire.” – Benjamin Bayart
Benjamin Bayart a présidé French Data Network (FDN), l’un des plus anciens des fournisseurs d’accès à internet en France, depuis 1992. Plus qu’un simple directeur, c’est un activiste qui a promu les libertés citoyennes sur internet, ainsi qu’une vision du réseau des réseaux qui se veut fidèle à la structure d’internet : un réseau non-centralisé où chaque nœud est égal aux autres nœuds.
On pourrait décrire cela par le terme de “neutralité des réseaux” mais le sens de cette expression a été travesti et elle a évolué suite aux efforts de nombreux gouvernements/agences pour restreindre les libertés individuelles dans le cyber-espace.
Quoiqu’il en soit, dans ses conférences (voir cette vidéo de YouTube) Bayart a présenté une échelle décrivant la progression de la participation des usagers au bien commun qu’est internet, depuis de simples consommateurs jusqu’aux organisateurs de communautés.
Au programme de cet article :
Cette échelle a reçu un écho favorable auprès des communautés de blogueurs et de forumeurs sous le nom d’Echelle Bayart et elle se découpe comme suit :
L’Acheteur est quelqu’un qui croit littéralement qu’il a acheté internet. Pour cette raison, il exige des réponses à toutes ses questions et pense d’ailleurs que tout lui est dû. L’Acheteur ne perçoit pas que les personnes qui répondent à ses questions sont d’autres internautes comme lui-même, des personnes qui consacrent du temps et des efforts gratuitement pour aider un comparse internaute.
Son manque de tact et de politesse lui sont souvent reprochés, et s’il ne se conforme pas aux règles du réseau sur lequel il se trouve, se retrouve banni. Une seconde catégorie d’Acheteurs existe aussi, c’est celle qui utilise internet principalement pour faire en ligne les mêmes choses qu’il faisait hors ligne comme les courses de supermarché, l’achat de billets de train, etc.
Ce mot provient de “kikou”, une déformation de “coucou” propres aux adolescents, et de LOL, l’abréviation signifiant “je suis mort de rire”. Le Kikoolol écrit mal (et il déteste qu’on le reprenne là-dessus), bourre ses messages de smileys et d’abréviations souvent connues que de lui seul.
Il passe son temps sur les réseaux sociaux dans lesquels il adore échanger et se vanter avec d’autres individus comme lui. Il prend fréquemment position sur des sujets d’actualités qu’ils soient important ou non, ce qui à force peut le transformer en Lecteur.
Le Lecteur est un internaute qui a modifié ses habitudes de lecture pour s’adapter à la publication en ligne. Le changement de comportement qui tient dans l’accès à plusieurs sources d’informations et à la comparaison de ces sources. Une telle démarche est rarissime chez les consommateurs de presse en format papier ou télévisuel.
Lorsqu’il est confronté à des informations qui entrent en conflit avec ses connaissances, le Lecteur ira confronter cette information au récit qui en est fait, dans une édition de bord politique différent pour se construire une représentation plus juste de la réalité. Il peut passer des heures à parcourir des sites ou bien à se “perdre” sur Wikipédia. Le Lecteur développe ainsi son sens critique.
Le Râleur ne fait pas très attention à ce qu’il lit, mais il a un besoin irrépressible de s’opposer à l’information et de partager son mécontentement, surtout en lettres capitales et points d’exclamation. Il ne s’intéresse pas aux réponses qui sont faites à ses affirmations même lorsque ces réponses démontrent l’erreur du Râleur.
Et puisqu’il se fiche des réponses qui sont faites, il ne se rend probablement pas compte que d’autres râleurs sont passés avant lui et qui ont déjà proposé les mêmes idées erronées que lui. Il ne voit internet que comme un compétition où l’on doit parler plus fort que les autres pour gagner de l’attention et du mérite. On trouve le Râleur le plus souvent sur des sites de presse généraliste.
Le Commentateur est une évolution naturelle du Râleur. Sur un forum, le Râleur va finir par relever que des gens lui répondent et l’enjoignent à fournir des détails sur les raisons pour lesquelles il râle. À force de recevoir des commentaires et des contre-arguments, il va finir par se sentir obligé de rentrer dans des conversations qui avec le temps gagneront en qualité.
Il sera plus ouvert aux arguments qui lui seront présentés et lui-même formulera mieux ses opinions, il apprendra les règles du débat et en viendra peut-être à fournir les sources d’information justifiant son point de vue.
Le véritable accomplissement du Commentateur se trouve dans son admission (qui finit par arriver tôt ou tard) qu’il était dans l’erreur, et que son interlocuteur avait raison. Le Commentateur peut aussi être un ancien Lecteur qui a décidé de partager son opinion avec les autres, plutôt que de la garder pour lui seul. Dans ce cas, le Commentateur fournit alors nombre de sources et arguments pour soutenir son propos.
Ce niveau de l’échelle Bayart est très stable. Nombre d’internautes restent à ce niveau pendant de longues années et peut-être même de manière définitive.
L’Auteur est l’évolution naturelle vers laquelle tend un Commentateur, qui a développé des connaissances solides à force de lecture et de participation aux débats. Cela l’a aidé à développer un goût pour le partage d’idées détaillées dont l’énoncé peut régulièrement dépasser en volume et en richesse l’article sur lequel l’internaute répond.
Le Commentateur peut alors avoir envie de créer son blog ou son site web personnel sur lequel il exposera ses idées soit spontanément, soit en réaction à l’article d’un autre internaute. Il devient alors un créateur de contenu. Cela l’aidera également à mieux structurer ses idées, qui ne seront pas seulement lues que par ses interlocuteurs mais aussi par tous les visiteurs qui passeraient sur son site.
Il finit progressivement par se spécialiser dans un thème donné, sur lequel il aimera longuement écrire et dont il suivra l’actualité. Un Auteur au bout d’un certain temps peut devenir un expert dans son domaine, et même pouvoir monétiser son activité et en vivre.
L’Organisateur de communautés est un Auteur qui a développé un réseau d’interactions avec d’autres Auteurs, et dont les articles peuvent se compléter ou bien démarrer une discussion dont il sait qu’elle sera emboîtée par ces autres Auteurs. Plus que le contenu en lui-même, l’Organisateur doit gérer son réseau et veiller à la bonne entente globale et à la qualité de l’information échangée par la communauté qu’il administre.
C’est une lourde responsabilité qui lui permet d’acquérir de l’expérience dans des domaines divers, souvent bien éloignés de son ancien thème en tant qu’Auteur. À travers cette échelle, Benjamin Bayart a décrit cette responsabilisation progressive des internautes, qui a permis l’émergence de citoyens capables de vérifier les informations qui leur sont distillées.
Chacun peut ainsi réfléchir et exercer son sens critique pour vérifier la véracité et la fiabilité de ces informations, de partager et d’échanger des idées avec d’autres citoyens dans le but de comprendre l’essence de l’information qui leur a été proposée.
Il faut savoir que l’on remarque dans la culture d’internet une répartition très inégale de consommateurs, contributeurs et créateurs de contenu. On retrouve ainsi très largement les consommateurs (90%), qui ne font que flâner sur internet en recherchant des informations, regarder des vidéos, sans jamais interagir ou commenter.
Il y a 9% de contributeurs, qui participent de temps à autre aux discussions, ou qui partagent des contenus qui leur ont plu. Enfin, il y a une minorité très active, les auteurs qui forment le 1% restant. Ce sont eux qui créent le contenu présent sur internet, que ce soit des vidéos, des blogs, ou simplement des posts sur les réseaux sociaux.
Cette règle des 1% se retrouve d’ailleurs dans d’autres contextes, comme celui de la répartition des richesses au niveau mondial. On peut aussi comparer cette règle à celle de la loi de Pareto, qui permet d’avoir une vision globale de la situation et se concentrer sur l’essentiel.
Benjamin Bayart compare la révolution d’internet avec la révolution de l’imprimerie. Nous savons tous que l’imprimerie a permis l’émergence du lettrisme, de la philosophie, des lumières et ainsi tourner la page du Moyen-Âge. Mais là où l’imprimerie a rendue possible l’émergence d’une civilisation de lecteurs, internet rend possible l’émergence d’une civilisation d’auteurs.
Pour cela, il suffit de voir le nombre de personnes qui ont publié leurs écrits sur internet comparé à ceux qui ont eu la chance de publier leurs articles dans la presse. Ce blog constitue d’ailleurs mon émancipation d’un rôle de Commentateur vers un rôle d’Auteur. Et vous ? Où vous situez-vous sur l’échelle :) ?
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